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Trente-sept tableaux spoliés par le régime nazi – Paul Rosenberg c. Théodore Fischer et consorts

En 1946, Paul Rosenberg, célèbre marchand d’art français et israélite, ouvre une action en restitution de trente-sept tableaux de maître dont il a été spolié en France, durant l’occupation allemande, par le régime nazi, et qui se sont retrouvés en Suisse à la fin de la guerre. L’action est portée devant la Chambre des actions en revendication de biens spoliés, chambre spéciale et extraordinaire du Tribunal fédéral (TF). En 1948, le TF admet le recours et condamne les défendeurs à restituer les tableaux litigieux à P. Rosenberg.

 

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Citation: Juliette Hélène Merkt, Morgane Desboeufs, Marc-André Renold, “Trente-sept tableaux spoliés par le régime nazi - Paul Rosenberg c. Théodore Fischer et consorts” Platforme ArThemis (http://unige.ch/art-adr), Centre du droit de l’art, Université de Genève.

 

En 1946, Paul Rosenberg, célèbre marchand d’art français et israélite, ouvre une action en restitution de trente-sept tableaux de maître dont il a été spolié en France, durant l’occupation allemande, par le régime nazi, et qui se sont retrouvés en Suisse à la fin de la guerre. L’action est portée devant la Chambre des actions en revendication de biens spoliés, chambre spéciale et extraordinaire du Tribunal fédéral (TF), qui traite des demandes de restitution se fondant sur l’Arrêté du Conseil fédéral de 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés dans les territoires occupés pendant la guerre. En 1948, le TF admet le recours et condamne les défendeurs à restituer les tableaux litigieux à P. Rosenberg.

 

I. Historique de l’affaire

Spoliations nazies

  • Au début de la Seconde Guerre mondiale, Paul Rosenberg (P. Rosenberg), célèbre marchand d’art français et juif vivant à Paris, déplace un grand nombre de ses tableaux et dessins à Tours pour les mettre en sécurité.[1]  
  • À partir d’octobre 1939, P. Rosenberg loue le château de Floirac, en Gironde, et s’y installe.
  • En mai 1940, suite à l’invasion de la France par les troupes allemandes, P. Rosenberg transfère une grande partie des tableaux et dessins ci-nommés de Tours au château de Floirac. Une autre partie de ses objets d’art est entreposée dans un coffre qu’il a loué, le 23 mai 1940, à la Banque nationale pour le commerce et l’industrie (BNCI) à Libourne (Gironde).
  • Le 22 juin 1940, le bail prenant fin, P. Rosenberg quitte la France, donnant ordre à son chauffeur de s’occuper des tableaux qui se trouvent dans le château et de les préparer en vue de les expédier en Amérique. Cette expédition n’aura pas lieu en raison de l’occupation allemande.
  • En juillet 1940, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR)[2], dirigé par le baron Kurt von Behr, est instauré à Paris. Le but de l’ERR est d’exécuter l’ordre du Führer du 15 juillet 1940 qui commande de confisquer, notamment, les bibliothèques d’État et les archives précieuses pour l’Allemagne, ainsi que les biens culturels de valeur appartenant à des juifs.[3]
  • Dès l’automne 1940,[4] l’ERR commence à perquisitionner et saisir des biens de manière systématique en France.
  • Entre le 15 et le 18 septembre 1940,  des troupes allemandes, accompagnées de civils allemands et français, s’emparent des tableaux présents dans le château de Floirac et les emportent sur des camions. En ce qui concerne les tableaux entreposés dans le coffre de la BNCI, le processus de spoliation est plus long.
  • En mars 1941, après plusieurs essais infructueux pour ouvrir le coffre, les autorités allemandes (« Devisenschutzkommando ») ordonnent à un serrurier de l’ouvrir par effraction.
  • Le 28 avril 1941, l’effraction a lieu en présence de plusieurs représentants du Devisenschutzkommando. Les tableaux sont sortis, puis remis dans le coffre.
  • Le 6 mai 1941, les tableaux sont ressortis du coffre pour être inventoriés, puis remis dans le coffre à nouveau.
  • Le 1er août 1941, un militaire allemand vient les examiner.
  • Le 5 septembre 1941, 162 tableaux sont sortis du coffre et remis à M. Braumüller, civil allemand, en raison d’une lettre du Devisenschutzkommando Frankreich du 1er septembre 1941 qui somme la BNCI de lui remettre les biens en question.
  • Au cours de ces saisies, le gouvernement de Vichy formule plusieurs protestations auprès de la puissance occupante. Le 12 octobre 1941, le général Reinecke, chef du Service général de la Wehrmacht au Grand Quartier Général, prie le Reichsleiter Rosenberg de lui indiquer s’il existe un fondement juridique pour les saisies effectuées.
  • Le 3 novembre 1941, le Reichsleiter Rosenberg lui répond, dans un exposé de principe, que ces protestations sont sans fondement.
  • Du côté allemand, le comte Wolff-Metternich formule également des protestations et établit, en 1940, un rapport à ce sujet.[5]  
  • Au cours de la guerre, trente-sept tableaux de P. Rosenberg sont introduits en Suisse et acquis de diverses manières par MM. Théodore Fischer (T. Fischer), Fritz Trüssler (F. Trüssler), Emile Bührle (E. Bührle), Alois Miedl (A. Miedl), Henri-Louis Mermod (H.-L. Mermod), Pierre Dubied (P. Dubied), le sculpteur Martin[6] et Mme Berta Coninx-Girardet (B. Coninx-Girardet).
  • Le 10 décembre 1945, le CF promulgue un arrêté (ACF de 1945) afin de permettre aux propriétaires dépossédés au cours de la guerre de revendiquer leurs biens.[7]
  • Le 3 octobre 1946, P. Rosenberg formule une demande en restitution des trente-sept tableaux de maîtres présents en Suisse et acquis par les susmentionnés devant la Chambre des actions en revendication de biens spoliés (« Raubgutkammer »)[8], chambre spéciale et extraordinaire du TF.
  • Le 3 mars 1947, les trente-sept tableaux litigieux sont déposés au Musée des Beaux-Arts de Berne en application de l’ordonnance de mesures provisionnelles prise par le Juge délégué.
  • Le 3 juin 1948, le TF admet la demande et condamne les défendeurs à restituer les tableaux litigieux à P. Rosenberg.

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II. Processus de résolution

Action en justice – Décision judiciaire

  • À la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, P. Rosenberg, qui s’est vu, en tout, spolié de 162 tableaux et dessins par le régime nazi occupant le territoire français, introduit une demande en restitution des trente-sept tableaux qui se sont retrouvés en Suisse à la fin de la guerre devant la Chambre des actions en revendication de biens spoliés (chambre spéciale et extraordinaire du TF) contre les acquéreurs des trente-sept tableaux litigieux. Il se fonde, à cet égard, sur l’ACF de 1945.[9]
  • Les défendeurs Martin, P. Dubied et B. Coninx-Girardet acquiescent à la demande de restitution. L’affaire est rayée du rôle concernant le sculpteur Martin.[10]
  • Lors des débats du 3 juin 1948, A. Miedl conclut au rejet de la demande. Par la suite, F. Trüssler, E. Bührle et H.-L. Mermod font de même.
  • Quant à T. Fischer, ce dernier conclut au déboutement de P. Rosenberg, subsidiairement au rejet de la demande jusqu’à ce que les tableaux anciens qu’il prétend avoir remis naguère à l’aliénateur allemand (un sieur Hofer) des tableaux et dessins de P. Rosenberg lui soient restitués, et, plus subsidiairement encore, à son admission seulement à la condition que lui soient remis, trait pour trait, des objets d’une valeur égale aux tableaux anciens précités.
  • Par décision du 3 juin 1948, le TF admet la demande de P. Rosenberg et condamne les défendeurs à lui restituer les tableaux litigieux.
  • En outre, le TF rejette les demandes subsidiaires de T. Fischer et lui indique que P. Rosenberg lui cède les droits qu’il aurait à se faire délivrer les tableaux et dessins ou toutes contre-valeurs que T. Fischer aurait remis en échange à l’aliénateur allemand des tableaux et dessins.[11]

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III. Problèmes en droit


Expropriation – Propriété – Responsabilité internationale des États

  • Trois questions de fond sont analysées par le TF dans cette affaire.
  • Tout d’abord, T. Fischer conteste la compétence du TF pour décider de la restitution (ou non) des trente-sept tableaux litigieux à P. Rosenberg sur la base de l’art. 9 de l’ACF de 1945, estimant que cette dernière n’est pas fondée puisque le CF aurait outrepassé les pouvoirs qui lui ont été attribués par l’Assemblée fédérale (AF)[12] en adoptant cet arrêté.[13]  Puisque l’ACF de 1945 serait alors en soi illicite, il ne saurait donc fonder une quelconque compétence du TF. Selon le TF, ce raisonnement est erroné. En effet, le TF rappelle que la question de savoir si le CF est resté dans les limites de pouvoirs qui lui avaient été attribués par l’AF en adoptant l’ACF de 1945 est une question qui doit être tranchée par l’AF.[14]  Cela découle du principe fondamental et démocratique de la séparation des pouvoirs. Or, l’ACF de 1945 ayant été approuvé par les Chambres fédérales, le TF est « purement et simplement » lié par cette ordonnance de police. Ainsi, la compétence du TF pour examiner la demande en restitution de P. Rosenberg est établie et l’argument de T. Fischer rejeté.
  • Dans un second temps, T. Fischer estime que, par l’adoption de l’arrêté de 1945, le CF aurait violé le principe des droits acquis selon lequel « des droits privés valablement constitués ne sauraient être supprimés rétroactivement ».[15]  Les droits acquis sont protégés par la garantie de la propriété (art. 26 Cst. féd.).[16]  Une atteinte à ces droits n’est donc valable que dans la mesure où elle respecte les conditions de l’art. 36 Cst. féd. (base légale, intérêt public prépondérant et proportionnalité) et donne droit à une indemnisation.[17]  
  • En l’espèce, le TF estime que l’ACF de 1945 est une base légale suffisante qui « [doit] être mis[e] sur le même pied que les lois et les arrêtés de portée générale votés par l’Assemblée fédérale ».[18]  En outre, l’intérêt public consiste ici en le fait « d’apporter la contribution de la Suisse au rétablissement dans leurs droits des propriétaires dépossédés au cours de la guerre d’une manière contraire au droit des gens ».[19] La condition de la proportionnalité est également remplie étant donné que « les dérogations apportées par l’arrêté au droit commun sont contenues dans des limites étroites ».[20] Enfin, l’art. 4 al. 2 et 3 de l’ACF de 1945 prévoit que le possesseur de bonne foi qui doit restituer un bien sera indemnisé par la Confédération s’il ne réussit pas à se faire dédommager par l’aliénateur dont il tient la chose. Ainsi, puisque toutes les conditions d’une atteinte législative aux droits acquis sont réunies, le TF rejette ce deuxième argument de T. Fischer.
  • Finalement, le TF examine les conditions de la restitution énoncées par l’art. 1 al. 1 de l’ACF de 1945 selon lequel « celui qui, dans un territoire faisant l’objet d’une occupation de guerre, a été, d’une manière contraire au droit des gens, spolié ou dépossédé de choses mobilières ou de papiers-valeurs par la violence, la confiscation, ou par des mesures de réquisition ou autres actes similaires, de la part des organes militaires ou civils ou des forces armées d’une puissance occupante, peut les revendiquer, s’ils se trouvent en Suisse, contre le possesseur actuel de bonne ou de mauvaise foi ».[21]  S’ils admettent sans objection toutes les autres conditions, les défendeurs contestent le fait que la spoliation ou la dépossession ait eu lieu « d’une manière contraire au droit des gens ».[22]  Le TF examine cette question sous deux angles.
  • Tout d’abord, il relève que les saisies opérées à Floirac, entre le 15 et le 18 septembre 1940, et à Libourne, le 5 septembre 1941, étaient contraires au droit des gens et notamment à la Convention de la Haye concernant les lois et coutumes de la guerre de 1907[23] , ainsi qu’à son Règlement annexe[24]  dont l’art. 23 let. g interdit notamment la saisie de propriété ennemies, sauf pour les nécessités de la guerre. Or, les saisies mentionnées ci-dessus n’étaient nullement requises en raison des nécessités de la guerre, mais purement fondées sur des considérations racistes. C’est ce que montre l’« exposé de principe » de l’ERR du 3 novembre 1941 qui énonce notamment que « [l]e Juif avec ses biens se situe hors de tout droit ».[25]
  • Dans un second temps, les défendeurs estiment que la saisie des tableaux litigieux par la puissance occupante n’aurait entraîné qu’une perte de possession desdits tableaux par P. Rosenberg. La perte de propriété des tableaux litigieux serait imputable au gouvernement français qui aurait reçu une indemnité, de la part du régime nazi, en contrepartie desdits tableaux. Ainsi, la dépossession de P. Rosenberg ne serait pas contraire au droit des gens. Selon le TF, cette argumentation est mal fondée.[26]  
  • D’une part, aux termes de l’art. 1 al. 1 ACF de 1945, la dépossession par la puissance occupante suffit.[27]  D’autre part, le TF explique que « [l]es défendeurs n’ont pas été en mesure de prouver, ni même d’alléguer, avec une précision suffisante, que les Allemands aient remis à un office compétent français une contre-valeur pour les tableaux enlevés. La preuve du contraire résulte du dossier ».[28]  À l’appui de ces propos, le TF présente plusieurs faits, exposés ci-dessous.
  • En premier lieu, P. Rosenberg a réuni les déclarations de plusieurs personnes qui se sont occupées des saisies de biens juifs en France. Il ressort de leurs déclarations qu’aucune de ces personnes n’a reçu de tableau ou de contre-valeur en cette qualité. En outre, le gouvernement de Vichy a protesté contre les saisies de biens juifs auprès de la puissance occupante qui a rétorqué, par l’exposé de principe du Reichsleiter Rosenberg du 3 novembre 1941, que « [l]a mise en sûreté des œuvres d’art possédées par les Juifs [est …] une faible indemnité pour les lourdes charges supportées et les grands sacrifices faits par le Reich en faveur des peuples d’Europe dans la lutte contre la juiverie ».[29]  Par ailleurs, il ressort du rapport du compte Franz Wolff-Metternich,[30]  que les biens saisis étaient destinés à Hitler et Goering - qui voulaient en partie les garder pour eux-mêmes et en partie les exposer dans les musées allemands - et qu’aucune indemnité n’a été payée par le gouvernement allemand au gouvernement français pour la saisie de ces biens. Enfin, contre l’argument de T. Fischer consistant à dire que la puissance occupante a saisi les biens juifs en conformité d’un accord avec le gouvernement français, le TF rétorque : « Si le gouvernement de Vichy avait réellement consenti, par une clause secrète de l’armistice, à ce que les Allemands s’emparent en France des biens artistiques des Juifs en fuite, le gouvernement français de la libération n’aurait pas manqué de rendre publique cette clause et de s’en faire une arme dans les procès contre les membres du gouvernement d’alors. De plus, si une telle stipulation avait existé, le gouvernement de Vichy n’aurait pas formulé de protestations auprès des Allemands et ceux-ci ne se seraient pas donné la peine de faire rédiger par le Dr Utikal l’« exposé de principe » du 3 novembre 1941 ».[31]  Ainsi, la saisie des biens juifs sur le territoire français était contraire au droit des gens.

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IV. Résolution du litige

Restitution sans condition

  • Toutes les conditions de l’art. 1 al. 1 ACF de 1945 étant remplies, le TF admet le recours de P. Rosenberg et condamne les défendeurs à lui remettre les tableaux litigieux.

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V. Commentaire

  • La présente décision du TF de 1948 n’a pas marqué la fin de cette affaire.[32] Bien au contraire, d’autres décisions ont suivi. Après avoir admis que les biens de P. Rosenberg ont été spoliés d’une manière contraire au droit des gens, il a fallu se demander si les propriétaires suisses tenus à la restitution avaient acquis ces biens de bonne foi.[33] En effet, cette question est déterminante puisque l’art. 4 al. 1 ACF de 1945 prévoit, tout d’abord, une action récursoire de l’acquéreur de bonne foi qui a dû restituer des biens spoliés contre l’aliénateur duquel il tient ces biens afin d’obtenir le remboursement du prix qu’il lui a payé. En outre, afin d’éviter des résultats choquants dans les cas où l’aliénateur serait insolvable ou ne pourrait être poursuivi en Suisse, l’art. 4 al. 3 ACF de 1945 permet à l’acquéreur de bonne foi d’agir contre la Confédération suisse pour obtenir l’indemnisation prévue.
  • C’est dans ce contexte que, d’une part, en 1951, E. Bührle s’est retourné contre T. Fischer auquel il avait acheté plusieurs œuvres auparavant propriété de P. Rosenberg.[34] L’ACF de 1945 ne s’appliquant plus (sa période de validité de deux ans étant échue,[35] E. Bührle a été considéré de bonne foi en vertu de la présomption posée à l’art. 3 CC : le TF a estimé qu’il n’a pas été démontré qu’il connaissait ou aurait pu connaître la possibilité d’une provenance illicite des œuvres.[36]  D’une part, le TF a insisté sur le fait que, E. Bührle étant un simple collectionneur ou amateur éclairé dans le domaine de l’art, la diligence dont il devait faire preuve en achetant les œuvres à T. Fischer ne saurait être aussi élevée que celle que l’on attendrait d’un marchand d’art.[37]  Par ailleurs, la Galerie Fischer, à laquelle il a acheté les œuvres, est renommée en Suisse et ne l’a pas averti d’une quelconque provenance douteuse des œuvres. Enfin, seul un faible prix aurait pu éveiller les soupçons de E. Bührle quant à la provenance des œuvres. Or, ce dernier les a payées à un prix élevé, ce qui a levé ces soupçons. La bonne foi d’E. Bührle était donc établie et son droit à une indemnisation reconnu. T. Fischer a donc dû indemniser ce dernier.[38]  
  • Plus tard, T. Fischer s’est, à son tour, retourné contre la Confédération suisse pour demander l’indemnisation à laquelle il prétendait avoir droit sur la base des art. 4 al. 3 et 12 ACF de 1945.[39] Dans un premier temps, cette demande a été refusée.[40] T. Fischer a donc agi devant le TF contre la Confédération suisse.[41] Faute de connaissances suffisantes sur les faits réels, le TF a admis la bonne foi de T. Fischer, ainsi que son droit à l’indemnisation.[42] Il a néanmoins réduit l’indemnité à CHF 200'000.-, estimant que T. Fischer aurait dû faire preuve de plus de diligence lors de l’achat des œuvres litigieuses.[43] Ce manque de diligence de T. Fischer aurait toutefois pu faire pencher la balance du côté de sa mauvaise foi.[44] Or, c’est précisément pour éviter d’appliquer ce raisonnement et donc de devoir reconnaître également la mauvaise foi des autres acquéreurs suisses (tels Bührle), et donc de l’ensemble du marché de l’art en Suisse durant la guerre, donc de la Suisse elle-même, que le TF a adopté cette solution de « compromis douteux», consistant à admettre la bonne foi de T. Fischer tout en réduisant le montant de son indemnisation.[45]
  • Finalement, la Confédération suisse s’est retournée contre l’Allemagne qui a fini par l’indemniser, en 1958, pour les montants versés (soit environ CHF 300’000.-) aux acquéreurs ayant dû restituer des œuvres à leurs propriétaires d’origine spoliés.[46]  
  • Outre la question de l’indemnité, il est intéressant de noter que l’ACF de 1945 a établi, durant une période de deux ans, un régime d’exception qui a notamment eu pour effet de suspendre les dispositions du régime ordinaire du Code civil suisse en matière d’acquisition de bonne ou mauvaise foi de biens matériels (notamment l’art. 932 CC).[47] En effet, durant deux ans, l’acquéreur de bonne foi n’était plus protégé, mais avait seulement la possibilité de demander le remboursement du prix au vendeur de mauvaise foi. Par ailleurs, l’interprétation de l’ACF de 1945 du TF revenait à reconnaître, presque automatiquement, la bonne foi des acquéreurs suisses, ce qui a été critiqué.[48]  
  • L’ACF de 1945 a également reçu d’autres critiques. En effet, plusieurs auteurs ont relevé que l’ACF de 1945 n’a pas été adopté par générosité, mais plutôt en raison de la pression exercée sur la Suisse par les États européens.[49] En outre, la Confédération suisse n’a fait aucun effort pour faire connaître l’ACF à l’étranger (et donc la possibilité de revendiquer ses œuvres en Suisse).[50]  Par ailleurs, le délai très court qu’elle offrait aux juifs spoliés pour récupérer leurs biens a mis en avant les intérêts de la Suisse, plus que ceux des victimes.[51] Enfin, l’ACF de 1945 ne s’appliquait qu’aux spoliations ayant eu lieu sur un territoire occupé par les forces nazis (art. 1 al. 1 ACF de 1945). Ainsi, dans la présente affaire, si la spoliation avait eu lieu en Allemagne, P. Rosenberg n’aurait pas pu invoquer cet arrêté pour obtenir la restitution de ses biens.

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VI.Sources

a. Doctrine

  • BUOMBERGER, Thomas. Raubkunst – Kunstraub, Die Schweiz und der Handel mit gestohlenen Kulturgütern zur Zeit des Zweiten Weltkriegs, Zurich (Orell Füssli Verlag) 1998.
  • CANDRIAN Jérôme. La bonne foi du possesseur d’une œuvre d’art dans la jurisprudence fédérale, in : RDS, Volue 37 (2018) I, Cahier I, p. 75 ss.
  • FATA, William. Le transfert international des biens culturels et la spoliation des biens culturels juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, Neuchâtel 2007.
  • FRANCINI, Esther Tisa/HEUSS, Anja/KREIS, Georg. Fluchtgut – Raubgut, Der Transfer von Kulturgütern in und über die Schweiz 1933-1945 und die Frage der Restitution, vol. 1, Zurich (Chronos Verlag) 2001.
  • GRELL, Boris. Entartete Kunst : Rechtsprobleme der Erfassung und des späteren Schicksals der sogenannt Entarteten Kunst, Zurich (SGG et SEVAL) 1999, p. 197 ss.
  • HJELM, Alana. Le rôle de la Suisse dans la spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution : évolution historique et juridique, Genève (Archives Ouvertes UNIGE) 2018.
  • PIGUET, Cyrille. Les spoliations d’œuvres d’art pendant la deuxième guerre mondiale : revendication et restitution, état de la situation à la lumière d’affaires récentes, in : Aktuelle Juristische Praxis (AJP) (Dike Verlag AG) 2000 p. 1526 ss.
  • TANQUEREL, Thierry. Manuel de droit administratif, 2ème éd., Genève, Zurich (Schulthess Éditions romandes) 2018.

b. Décisions judicaires

  • Arrêt de la Chambre des actions en revendication de biens spoliés (Tribunal fédéral) du 3 juin 1948 (Arrêt non publié Paul Rosenberg c. Théodore Fischer et al.).
  • Arrêt de la Chambre des actions en revendication de biens spoliés (Tribunal fédéral) du 5 juillet 1951 (Arrêt non publié Emil Bürhle c. T. Fischer, Galerie Fischer et Confédération suisse).
  • Arrêt de la Chambre des actions en revendication de biens spoliés (Tribunal fédéral) du 25 juin 1952 (Arrêt non publié Théodore Fischer et Société en commandite Galerie Fischer c. Confédération suisse).

c. Législation

  • Convention (IV) de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre [https://ihl-databases.icrc.org/dih-traites/INTRO/195] (consulté le 29.11.2021).
  • Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, RS 101.
  • Code civil suisse du 10 décembre 1907, RS 210.
  • Arrêté fédéral du 30 août 1939 sur les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutralité, RO 55 78 1.
  • Arrêté fédéral du 6 décembre 1945 restreignant les pouvoirs extraordinaires du Conseil fédéral, RO 61 1027.
  • Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés dans les territoires occupés pendant la guerre, RO 61 1030.

d. Documents

  • Rapport final de la Commission Indépendante d’Experts : Suisse – Seconde Guerre Mondiale, Zurich (Pendo Verlag) 2002 [https://www.uek.ch/fr/schlussbericht/ synthese/uekf.pdf] (consulté le 30.11.2021) (cité : Rapport BERGIER).
  • WOLFF-METTERNICH Franz. Bericht über die Kriegstätigkeit des Provinzialkonservators für den Monat Mai 1940 [https://afz.lvr.de/de/archiv_des_lvr/dokument_des_monats /dokument_2014_05/2014_1.html#!prettyPhoto/1/] (consulté le 29.11.2021).

e. Médias

  • Wikipédia. Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, Histoire et L’ERR en France (à partir de 1940), 24.06.2021, [https://fr.wikipedia.org/wiki/Einsatzstab_Reichsleiter_Rosenberg#L'ERR_en_France_(à_partir_de_1940)] (consulté le 23.11.2021).

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[1] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al.. La majorité des faits sont tirés de cet arrêt.

[2] Wikipédia, Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, Histoire et L’ERR en France (à partir de 1940) [https://fr.wikipedia.org/wiki/Einsatzstab_Reichsleiter_Rosenberg#L'ERR_en_France_(à_partir_de_1940)] (consulté le 23.11.2021); voir aussi HJELM, p. 3.

[3] Ibid.

[4] Le TF n’est pas très précis quant à la date exacte des faits et mentionne parfois le 15 septembre 1940 et d’autres fois le 18 septembre 1940.

[5] WOLFF-METTERNICH, Bericht über die Kriegstätigkeit des Provinzielkonservators für den Monat Mai 1940.

[6] On notera que le sculpteur Martin n’est pas nommé au rang des défendeurs. En effet, l’affaire a été rayée du rôle en ce qui le concerne puisque ce dernier a acquiescé à la demande en cours d’instruction.

[7] Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés dans les territoires occupés pendant la guerre, RO 61 1030.

[8] HJELM, p. 12 ss; FATA, p. 91.

[9] Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés dans les territoires occupés pendant la guerre, RO 61 1030.

[10] Cf. Note 6.

[11] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 9.

[12] Arrêté fédéral du 30 août 1939 (attribution des pouvoirs au CF) et Arrêté fédéral du 6 décembre 1945 (restriction des pouvoirs attribués au CF).

[13] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 2.

[14] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 2.

[15] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 3.

[16] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 3; TANQUEREL, N 763.

[17] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 3; TANQUEREL, N 764.

[18] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 3.

[19] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 3.

[20] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 3.

[21] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 4.

[22] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 4.

[23] Convention (IV) de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre.

[24] Ibid.

[25] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 5.

[26] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 6.

[27] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 6.

[28] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 6.

[29] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 6.

[30] WOLFF-METTERNICH, Bericht über die Kriegstätigkeit des Provinzielkonservators für den Monat Mai 1940.

[31] Arrêt Rosenberg c. Fischer et al., consid. 7.

[32] GRELL, p. 203.

[33] GRELL, p. 203.

[34] Arrêt Emil Bührle c. Galerie Fischer. 

[35] FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 415; HJELM, p. 14. 

[36] PIGUET, p. 1529; GRELL, p. 204 ss; CANDRIAN, p. 85 ss.

[37] PIGUET, p. 1529; HJELM, p. 14. 

[38] GRELL, p. 206; Arrêt Emil Bührle c. Galerie Fischer.

[39] Arrêt Théodore Fischer et Société en commandite Galerie Fischer c. Confédération suisse; GRELL, p. 206.

[40] FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 412 ss; Arrêt Théodore Fischer et Société en commandite Galerie Fischer c. Confédération suisse, p. 6 ss.

[41] Arrêt Théodore Fischer et Société en commandite Galerie Fischer c. Confédération suisse.

[42] GRELL, p. 206.

[43] FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 405.

[44] CANDRIAN, p. 88 ss.

[45] CANDRIAN, p. 89; Rapport BERGIER, p. 455.

[46] FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 412 et 414; BUOMBERGER, p. 165 ss; Rapport BERGIER, p. 456.

[47] FATA, p. 90; GRELL, p. 198; HJELM, p. 14; FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 415.

[48] FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 362 ss.

[49] PIGUET, p. 1528; HJELM, p. 9; FATA, p. 90 ss; Rapport BERGIER, p. 414. 

[50] Rapport BERGIER, p. 418.

[51] Rapport BERGIER, p. 418.
 

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